Chapitre 3 - Apprentissage moteur et arts du cirque

En quoi les données théoriques de l'apprentissage moteur peuvent‑elles influencer les contenus d'apprentissage en arts du cirque?

Certaines de ces données sont‑elles indispensables pour organiser la pratique?

Que peuvent apporter de particulièrement pertinent les données nouvelles issues des travaux de recherche menés sur l'apprentissage moteur en STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives) ?

Les arts du cirque posent des questions qui ne sont pas familières à l'enseignant, et les réponses sont parfois trouvées dans l'urgence. Notre propos est ici de proposer des réponses claires, en confrontant les données théoriques et notre expérience de praticien[1]. Ces réflexions ne sont pas exhaustives: elles sont avant tout destinées à être utilisées dans une dynamique de construction et d'élaboration de contenus pédagogiques.

I.     Les aptitudes mises en jeu

A.  Équilibre ou équilibres?

Par expérience, nous avons tendance à penser que plus un élève possède un bon équilibre général (évalué en situation, pendant les cours, ou par un test spécifique tel le Flamingo[2]), plus il réussira aisément lors de la pratique du monocycle ou encore du rolla‑bolla. Ce faisant, nous supposons que l'on peut éviter de présenter à ces élèves les tâches et exercices élémentaires d'initiation que les autres devront effectuer en tout début d'apprentissage. Cette façon de procéder est‑elle validée par les données expérimentales issues des travaux sur l'apprentissage moteur? Il semble que cela ne soit pas le cas.

 En premier lieu, l'existence d'une aptitude générale d'équilibre n'existe pas[3] . De ce point de vue, R. A. Schmidt[4] cite les travaux de Drowatsky et Zuccato (1967) dans lesquels il apparaît que la corrélation entre six tests différents d'équilibres statiques et dynamiques est particulièrement faible. Ces conclusions sont encore reprises par Raymond Thomas lorsqu'il présente l'influence réciproque de deux tests d'équilibre voisins: la station debout sur stabilomètre (l'équivalent en arts du cirque peut être représenté par le rollabolla) et l'escalade sur l'échelle de Bachman (échelle sans appui qui trouve aussi son équivalent dans les arts du cirque). Ainsi, si l'on considère l'aptitude d'équilibre, il n'est pas évident que la réussite à une tâche puisse prédire la réussite à une autre, pourtant très voisine et de même type. Par exemple, un individu pratiquant l'escalade à un bon niveau ne se trouve pas plus à l’aise sur un monocycle qu’un autre réussissant des prouesses en VTT. Ni l’un ni l’autre ne semblent bénéficier d’un quelconque transfert d’une aptitude générale d’équilibre.

Quelles conclusions pouvons‑nous tirer et appliquer aux arts du cirque ? Pour chaque engin, il semble nécessaire de faire passer tous les élèves par chaque étape d'acquisition de l'équilibre spécifique, même si par ailleurs certains progressent plus ou moins rapidement. Damien est très avancé et virevolte avec le monocycle, il n'est pourtant pas évident qu'il réussisse tout de suite à se maintenir sur le rolla‑bolla en transférant son aptitude et sans avoir au préalable travaillé les bases de ce nouvel engin. Autre exemple révélateur, cet élève particulièrement habile en monocycle (il monte et descend les marches des escaliers avec son engin) a eu du mal à jongler sur le rolla‑bolla.

Sur la question du transfert, différents auteurs s'accordent pour affirmer que « le transfert moteur est généralement faible, mais positif( ..) entre deux tâches raisonnablement bien maîtrisées et qui paraissent quelque peu similaires»[5]. Le transfert négatif[6] semble, quant à lui, « extrêmement rare avec les activités motrices »[7] et devrait être considéré comme un problème peu ou pas important. Le praticien devra donc ne pas se focaliser sur cet aspect des apprentissages lors de la construction des séquences didactiques, mais se pencher sur l'importante notion de généralisation des principes à appliquer. Il s'agit là de développer des similarités (connaissances stratégiques, conseils, règles d'actions) plutôt que de chercher d'hypothétiques transferts.

Dans le domaine qui nous concerne, certaines similitudes particulièrement prégnantes sont à mettre en exergue dans le jonglage avec balles, le jonglage avec anneaux et le jonglage avec massues. Il est également important de rechercher systématiquement les informations d'ordre kinesthésique (au niveau des pieds) lors de l'apprentissage du rolla‑bolla, du monocycle ou de la boule chinoise.

B.  La coordination occulo‑motrice

Dans l'acte de jongler, l'adresse joue un rôle fondamental car la précision du lancer de l'engin est déterminante. Tout d'abord, le problème que pose la poursuite visuelle de l'engin lors de son vol (ou trajet spatial) doit attirer notre attention. À notre connaissance, aucun texte ne se réfère à l'habileté du jongleur. Toutefois, il semble pertinent d'examiner certains travaux où la poursuite visuelle d'un projectile par un sportif est analysée[8].

On peut considérer les modes d'intervention du système occulo‑moteur à trois moments caractéristiques de sa progression: ‑ lorsqu'il suit visuellement un engin;

‑ puis lorsqu'il passe en prise d'information par saccades visuelles;

‑ enfin, lorsqu'il adopte une stratégie de pose du regard à différents points caractéristiques et prévisibles de la trajectoire. Cette modélisation présentée par Hubert Ripoll et son équipe est à la base de notre travai1[9]. En arts du cirque, et surtout en jonglerie, il nous semble important de développer très vite un repérage visuel en « anticipation‑coïncidence » caractérisé par la pose du regard en des points précis de la trajectoire de l'engin. Il faut mettre en place ce type de repérage visuel dès le début de l'apprentissage en jonglerie (lors du jonglage à une balle par exemple) et proscrire les autres procédés empiriques. Il est nécessaire, en effet, que ce type de poursuite visuelle devienne un automatisme pour passer plus facilement au jonglage avec plus de deux engins.

En second lieu, R. A. Schmidt rapporte que, conformément au modèle de P. M. Fitts[10], l'augmentation de la vitesse de réalisation d'un geste peut nuire à la précision[11]. Ce conflit entre vitesse et précision a son importance en jonglage. En effet, l'exigence de précision ne peut souffrir d'une quelconque approximation, au risque d'un déséquilibre postural du jongleur. Il est donc nécessaire d'adapter la vitesse de réalisation afin de ne pas perturber la précision du jonglage. On pourra jouer sur cette variable temporelle en variant la position des bras au départ des lancers. Cette position plus ou moins haute par rapport à la position de référence peut être la source de tout un travail, d'apprentissage. Une telle façon de procéder permet aux engins d'être plus longtemps en l'air, d'où un gain en terme de pression temporelle.

Lorsqu'il jongle avec plusieurs balles, un jongleur est confronté à la complexité d'une tâche multiple. Ici, le premier lancer de balle perturbe le second et cette situation de double stimulation provoque une période dite « réfractaire psychologique »[12], pendant laquelle toute action motrice nouvelle doit attendre la fin de l'initiation d'une action précédente pour débuter. Il s'agit ici de comprendre que le jongleur ne doit effectuer qu'une action à la fois, qu'un seul lancer d'engin (dans le cadre d'un jonglage à trois balles) pour réussir sa prestation.

C.  La latéralisation

L'utilisation, tant de la main droite que de la main gauche, est un passage obligé pour accéder à la maîtrise d'un jonglage, quel que soit l'engin utilisé. Jüngen Weineck[13] présente sur ce sujet tout un ensemble de données fort intéressantes. D'après ses écrits, « un grand nombre d'études ont permis de constater (...)que pour les mouvements de grande envergure (lancer de massues, balles lestées et poids), des phénomènes de transfert positif se produisaient» au niveau controlatéral, et qu'il fallait « noter encore que le transfert de la main gauche, non privilégiée, à la main droite, est plus fort que le transfert inverse »[14].

Ces informations sont particulièrement pertinentes pour l'activité qui nous concerne. En effet, les sensations kinesthésiques de mouvements inhabituels sont plus intenses lorsqu'elles apparaissent dans le bras non dominant. Elles sont susceptibles de devenir une aide particulièrement efficace pour modifier des automatismes gestuels qui génèrent des erreurs du bras dominant. Il s'agit alors de mettre en place une véritable rectification motrice qui a beaucoup de mal à s'effectuer si l'on demande à l'élève de produire le nouveau geste en le faisant démarrer de sa main dominante. Immanquablement, cette manière de débuter déclenche l'automatisme que l'on souhaite supprimer. Il faut donc demander à l'élève de débuter sa réalisation motrice en commençant par sa main non dominante. Après quelques répétitions, le nouveau geste pourra être démarré par la main dominante, sans que la séquence gestuelle initiale ne soit automatiquement « mise en route ».

Enfin, certains pédagogues utilisent les foulards pour initier les débutants à la jonglerie en préalable au jonglage avec les balles. Nous pensons que cette façon de procéder n'est pas indispensable pour plusieurs raisons

‑ ce type de matériel est très fragile et se dégrade très vite en utilisation scolaire; ‑ un collégien est tout à fait capable d'acquérir une bonne représentation du geste sans avoir recours à cette forme de pratique;

‑ une trop longue pratique du jonglage_ avec foulards est susceptible d'aller à l'encontre des buts recherchés (par exemple, comme le foulard est un engin très léger et donc de manipulation très lente, il faudra effectuer une restructuration gestuelle lors du passage au jonglage avec balles qui génèrera forcément une perte de temps).

Nous préférons donc utiliser les foulards comme remédiation en cas d'échec rédhibitoire avec les balles. Certains élèves pourront ainsi connaître la réussite dans une situation de jonglage avec trois engins.

II.   Quelques enseignements issus des travaux sur l'apprentissage moteur

Les façons d'aborder les apprentissages moteurs en arts du cirque sont multiples et variées. Néanmoins, lorsque l'on considère les données et les travaux relatifs aux conditions d'apprentissage, on s'aperçoit que certains dispositifs (ou façons de procéder) sont susceptibles d'être plus efficaces que d'autres[15]. Il devient alors nécessaire de prendre en considération ces procédures et de voir de quelle manière elles peuvent être mises en oeuvre.

A.  La répétition physique et la répétition mentale

L'un des facteurs les plus importants lors des apprentissages moteurs est sans conteste la répétition de la (ou des) séquence(s) gestuelle(s) que l'on souhaite acquérir[16]. Si « les vertus de la répétition »[17], notamment en ce qui concerne la quantité de pratique, ne sont plus à citer, il convient de s'interroger sur la qualité de cet entraînement. jean Bertsch relate à ce propos l'expérience de Pigott et Shapiro qui avaient soumis à des sujets, lors d'une tâche de lancer de balles vers une cible, deux façons de s'exercer différentes (1984)

‑ une pratique dite « constante », au cours de laquelle les modalités et les conditions de répétition ne changeaient pas;

‑ une pratique dite « variable »[18] qui se caractérisait par une pluralité de conditions de réalisation.

Dans l'étude considérée, il s'agissait de balles de poids variable. Les variations des conditions d'apprentissage étant acceptables (sans changement permanent et inconsidéré), il semblerait que cette forme de pratique « variable » soit pertinente. Lors des séances d'arts du cirque, il est aussi utile de demander de réaliser des jonglages avec des balles de tailles et de poids différents en introduisant progressivement ce type d'exercice (balles de jonglage, de ping‑pong, de tennis, de GRS, ballons de volley‑ball, etc.).

Dans un autre domaine, il est classique d'apporter une aide ou un guidage aux élèves[19] pendant les répétitions pour les faire progresser plus rapidement. D'après R. A. Schmidt[20], cette forme d'intervention, lorsqu'elle est physique, c'est‑à‑dire lorsque l'éducateur contraint le geste de l'élève en le manipulant, doit être utilisée sous condition. Par exemple, il est indispensable d'utiliser ces guidages physiques s'il existe un risque de chute. C'est notamment le cas lors de l'utilisation de la boule chinoise ou des échasses autonomes. En début d'apprentissage, ces interventions peuvent aussi être utilisées pour fournir à l'élève un repère dans sa réalisation. Dans ce cas, l'intervention doit rester ponctuelle et passagère, afin que les repères fournis ne se substituent pas à ceux que l'élève est en train de se construire, pour ne pas nuire aux apprentissages ultérieurs. Par exemple, il est possible de prendre ponctuellement les mains d'un élève pour lui faire réaliser un exercice de jonglage sans systématiser cette aide.

Un autre type de répétition peu usité est la répétition mentale. Pourtant, il est reconnu que ce moyen est particulièrement efficace[21]. Christine Le Scanff va même jusqu'à penser que « développer les habiletés d'imagerie chez les jeunes sujets pourrait apparaître comme une véritable pratique d'éducation » .[22] Les facteurs de l'efficacité d'une telle démarche passent, dans un premier temps, par l'appropriation de techniques simples de relaxation. Une fois ces pré‑requis assimilés, les élèves pourront utiliser l'imagerie mentale en fonction de différents objectifs (amélioration de la concentration, contrôle de son niveau de tension, perception affinée de sensations associées à la réalisation motrice, gestion du stress, etc.). À cette fin, il est important de pouvoir mettre à leur disposition un local annexe, libre d'accès, dans lequel les conditions de confort et de calme requis pour ce type de pratique sont réunies.

L'initiation à la répétition mentale passe par la connaissance d'une technique de relaxation et nécessite un travail général de contrôle de l'imagerie (représentation d'une image nette et claire, reproduction mentale de la gestuelle motrice exacte à réaliser, capacité à produire des images externes ‑ se voir ‑ et des images internes ‑ percevoir un trajet comme si on le réalisait). Elle requiert aussi des exercices plus spécifiques en relation avec les arts du cirque (visualiser sa prestation devant la classe, mémoriser une séquence de figures...).

B.  Déterminer la forme de la pratique pendant les séances

Lors des séances en arts du cirque, l'attention que doit porter chaque élève à ce qu'il fait est très importante. Cette « charge attentionnelle » peut très rapidement détériorer les apprentissages et miner la motivation des élèves. Pour cette raison, il semblerait que l'alternance de phases de « repos actif » et de phases de « repos passif » soit indispensable dans le cadre scolaire[23] et préférable à toute autre option. La forme de pratique dite « massée », dans laquelle les temps de repos entre les apprentissages sont restreints, engendre une fatigue nerveuse ou mentale qui porte nettement préjudice aux capacités des élèves. Il convient alors de mettre en place un dispositif qui permette d'associer des répétitions tout en les préservant d'une trop grande fatigue mentale. Nous utilisons pour cela deux types de présentation de nos contenus d'apprentissage

‑ la première associe quatre ateliers différents où trois tâches sont à réaliser de façon libre (sans consignes sur le mode d'exécution). Les élèves (cinq à six par atelier) « tournent » toutes les vingt minutes;

‑ l'autre démarche consiste à mettre à la disposition du groupe l'ensemble des engins en « libre service », et d'assurer une rotation des tâches ou des situations toutes les dix minutes.

Ces deux exemples de structuration du groupe permettent de maintenir une quantité de travail compatible avec les contraintes attentionnelles issues de la pratique des arts du cirque.

De la même manière, nous proposons un schéma de cycle qui tient compte des expériences effectuées sur la planification de la pratique: « en bloc » ou «aléatoire»[24]:

‑ durant les premières séances, où de nouvelles habiletés sont à acquérir, nous proposons des exercices à réaliser dans un ordre précis (un certain nombre de répétitions de la tâche A devant être effectuées avant de passer à la tâche B, etc.);

‑ lorsque les fondamentaux de manipulation de l'engin sont acquis, nous proposons ensuite une pratique « aléatoire ». Dans ce type de séance, l'élève effectue des tâches variées et toujours différentes (par exemple, avec le bâton du diable, l'élève doit réaliser plusieurs figures différentes dans un certain ordre; mais dès que le bâton chute, il peut recommencer un enchaînement de figures dans un ordre différent du précédent et/ou avec un rythme plus rapide, etc.). Il devient évident que ce type de séance est présenté avec des tâches précises à réaliser et il convient de ne pas confondre la pratique aléatoire et la pratique libre (sans consigne de travail). Enfin, il faut signaler que la condition aléatoire de pratique « engendre de moins bonnes performances que la condition bloquée pendant la phase d'acquisition », mais s'avère «plus efficace en termes d'apprentissage »[25] lorsque l'on mesure ceux ci avec des tests de rétention. Ce qui conduit R. A. Schmidt à affirmer que « la pratique en bloc donne une fausse impression de l'habileté... [car elle] rend la performance très efficace pendant la pratique, sans générer d'apprentissage durable »[26].

La dernière façon d'envisager la pratique des arts du cirque est de la présenter sous une forme globale et/ou fractionnée. Faut il privilégier la fragmentation de chaque habileté à assimiler en un ensemble de sous‑habiletés ou doit‑on confronter les élèves avec l'habileté complète? Au premier abord, on constate que lorsque l'apprenant n'est pas capable de comprendre ou de se représenter l'ordre des différentes actions à réaliser pour réussir l'habileté, il est plus rationnel de travailler chaque action séparément. De même, si une partie seulement de l'habileté pose problème, il semble logique de la retravailler. Toutefois, il faut veiller à ne pas décomposer tellement chaque habileté qu'il deviendrait problématique de réaliser l'habileté complète. La pratique globale doit être introduite le plus rapidement possible[27].

C.  Feed‑back or no feed‑back?

Trop souvent au cours de l'apprentissage, le circassien[28] a le sentiment de ne pas progresser au regard des chutes ou des échecs répétés. Cette perception n'est que partielle et partiale; elle ne repose que sur la sanction de la chute. L'élève progresse pourtant, mais à son insu. Comment lui en faire prendre conscience? Comment le convaincre qu'il ne doit pas renoncer? Durant la période de découverte et d'initiation, les circassiens novices ne sont pas capables de détecter eux‑mêmes les raisons de leurs erreurs: il faut donc répondre très rapidement à leurs sollicitations lorsqu'ils demandent des conseils. Il est également nécessaire d'observer ce que réalise chaque élève pour pouvoir apporter rapidement la remédiation spécifique qui lui permettra de résoudre son problème[29]. Au chapitre 4 (voir « fiches pédagogiques »), nous donnerons des exemples de telles interventions. Néanmoins, il ne faudrait pas fournir des feed‑back à chaque essai et risquer de créer une forme de dépendance. Cette manière de procéder est néfaste à la prise de conscience et l'évaluation des erreurs, donc à l'auto‑évaluation formative de l'élève. Les choix d'intervention de l'éducateur peuvent jouer un rôle appréciable sur les perceptions de l'élève et le sentiment de sa propre compétence. Dans cette optique, il semble nécessaire de fournir des feedback diversifiés et plus ou moins approbatifs selon un ratio de quatre à un[30] : d'un « oui, voilà, c'est bien! » à des interventions plus spécifiques données individuellement ou destinées au groupe: « ne négligez pas la mise en élan de votre diabolo; trop souvent, vous ne donnez pas assez de vitesse de rotation pour pouvoir réussir votre figure! ». La pratique des arts du cirque offre aussi la possibilité de valoriser toute une gamme de compétences: des réalisations purement techniques (la palette gestuelle est large si l'on utilise plusieurs engins) à la maîtrise du stress lors des représentations devant le groupe. Il est aussi possible de valoriser des compétences plus sociales, telles que les parades sur engins d'équilibre, le respect du matériel, etc.

Enfin, la procédure d'intervention « positive ‑ négative ‑ positive » nous paraît convenir tout particulièrement dans le cadre scolaire. Elle permet, lors d'un commentaire, d'engager favorablement l'éducateur par un aspect valorisant avant de souligner le point à travailler et de terminer sur une note positive: «Bon, maintenant que tu arrives à faire une dizaine de mètres avec le monocycle, pense à regarder devant toi. Cela te permettra d'aller encore plus loin ».

Ces remarques peuvent paraître des détails, et pourtant les feed‑back sont fondamentaux pour celui qui veut, un jour, apprendre à jongler ou faire du monocycle. Non seulement ils fournissent des informations pour progresser ou corriger une maladresse, mais ils ont aussi un puissant effet sur la motivation. Il importe que la forme du message soit conforme avec le fond et que, d'autre part, un contexte relationnel chaleureux puisse renforcer l'implication des élèves.

III. Les stades de l'apprentissage

Différents auteurs déterminent des stades d'apprentissage en caractérisant les principes essentiels de chaque étape. Dans la plupart des cas, le premier stade concerne la compréhension du mouvement et le stade final correspond à l'automatisation de l'habileté[31]. Ces stades ne sont pas à confondre avec des niveaux en arts du cirque tels que nous les avons présentés au chapitre 2. En effet, chaque niveau de pratique d'un engin implique différents stades d'apprentissage. Cette précision étant faite, il est important de considérer les éléments à prendre en compte à chaque étape de l'apprentissage d'une habileté.

A.  Première étape l'apprentissage global de l'habileté

Lorsque l'activité est nouvelle, comme c'est souvent le cas dans les arts du cirque, l'élève doit pouvoir rapidement s'y confronter. Il faut néanmoins que cette mise en situation soit positive et engendre une réussite, même approximative. L'élève a besoin de comprendre très vite en quoi consiste la réalisation à effectuer[32].

Le recours à la démonstration peut se révéler fort utile, ainsi qu'une décomposition du geste quand celui‑ci est complexe à réaliser. Dans toute activité, les élèves ont une motivation supplémentaire s'ils sont en mesure de se représenter l'habileté finale. De plus, l'entrée dans une « famille » peut difficilement s'effectuer autrement que par l'apprentissage de sous‑habiletés intermédiaires: jongler avec trois engins, par exemple, est une difficulté qu'il est nécessaire de morceler. Il faut également donner tout de suite les conseils nécessaires pour progresser afin de réduire les grosses erreurs de réalisation. Le guidage, ajouté à une pratique soutenue, doit engendrer un premier succès, même s'il est accompagné de déséquilibre corporels et de chutes d'engins.

B.  Deuxième étape s'approprier l'habileté

Très rapidement, le jongleur novice est capable de faire virevolter les balles. Il s'agit alors de développer le geste acquis pour envisager un apprentissage de figures plus complexes et un transfert de jonglage sur d'autres engins, comme les anneaux ou les massues.

R. A. Schmidt préconise d'utiliser une pratique de type aléatoire et variable. On peut envisager, pour cela, de jongler avec différents types de balles (grosses, lourdes, petites, légères), mais aussi de varier la réalisation en modifiant la hauteur du jonglage, l'écartement des mains au départ du jonglage, voire de se déplacer et même de courir.

La pratique mentale peut être utilisée à ce stade pour mieux intégrer la structure de l'habileté et développer, chez l'élève, la détection de ses propres erreurs. Les feed‑back donnés par le professeur doivent alors être particulièrement précis et correspondre à des informations internes (sensations, représentations), afin que l'élève soit capable de les associer pour adapter sa conduite.

Reprenons un exemple avec diabolo pour illustrer ce point de vue. Pour réussir dans les meilleures conditions la réalisation des figures, la vitesse idéale de rotation du diabolo est difficile à obtenir avec des débutants car elle requiert une patiente mise en élan de l'engin. L'utilisation des diabolos à flasques mouchetées aux multiples couleurs procure, lors de leur rotation, différents types d'informations colorées en fonction des vitesses de rotation. Ces informations, associées aux consignes de l'enseignant, permettent à l'élève de détecter si la vitesse de rotation de l'engin est adéquate pour effectuer la figure: la vitesse peut être modulée suivant la difficulté ou la durée d'exécution.

C.  Troisième étape la pratique autonome

« ... Ce niveau de pratique est généralement bien au‑delà de celui qui est vécu dans les cours d'éducation physique... » estime R. A. Schmidt, car elle demande « une pratique considérable »[33].

Néanmoins, dans le cadre d'une pratique en association sportive (UNSS) ou si l'élève, motivé, s'entraîne chez lui (la pratique de la jonglerie demande peu de place, peu d'équipement lourd, et même avec un monocycle, il est possible d'obtenir des résultats avec un entraînement dans un espace restreint), certains peuvent atteindre ce niveau d'apprentissage.

À ce niveau de pratique, le pratiquant a acquis des automatismes qui lui permettent d'envisager un apprentissage libre ou autonome. II lui est possible de travailler de nouvelles figures par pure imitation ou en se référant à d'autres supports plus ou moins explicites[34]. L'invention de figures, la découverte de nouvelles présentations permet au circassien d'accéder à un stade de création particulièrement excitant. Le travail de renforcement des automatismes doit cependant être poursuivi, afin de permettre l'éclosion d'un style où la technique sert la création chorégraphique.

IV.Conclusion

Les phénomènes associés à l'apprentissage moteur sont complexes et il ne s'agissait pas ici de les présenter sous forme de recettes « passe‑partout », ni de prétendre en maîtriser la compréhension. Nous voulons simplement souligner l'importance de ces données et en tenir compte dans nos propositions pédagogiques, ce qui exige de rester disponible et d'interroger sans cesse ses propres pratiques. Sans prétendre à une réflexion didactique permanente, nous plaidons pourtant pour une pédagogie réflexive susceptible de générer une évolution professionnelle intéressante et motivante pour les praticiens que nous sommes.



[1]       Pour une revue synthétique de la question des apports des théories de l'apprentissage, voir PIARD (Cl.), « 1968-1998 : 30 ans de théories sur l'apprentissage », Revue EPS, n° 270, mars‑avril 1998.

[2]       Le test d'équilibre Flamingo fait partie de la batterie de tests de mesure des capacités physiques Eurofit. Le lecteur pourra trouver une présentation de ce programme de tests ainsi qu'une discussion sur les critères d'efficience de ce programme dans deux ouvrages: FAMOSE U.‑P.) et DHRAND (M.), Aptitudes et performance motrice, Éditions Revue ERS, 1988; THOMAS (R.), ECLACHE (J.‑P.) et KELLER (J.), Les aptitudes motrices. Structure et évaluation, Vigot, 1989.

[3]       Voir THOMAS (R.), ECLACHE (J.‑P.) et KELLER (J.), Op. cit.,1989, p. 53 et 54. À ce sujet, le lecteur peut aussi se reporter à l'ouvrage de Weineck (J.), Manuel d'entraînement, Vigot, 1997, p. 401‑402, dans lequel il trouvera une présentation des différents types d'équilibre.

[4]        SCHMIDT (R. A.), Apprentissage moteur et performance, Vigot, 1993, p. 147‑148. À de nombreuses reprises, nous nous réfèrerons à cet ouvrage.

[5]       SCHIMDT (RA) op cit p 246 et 347 ; FAMOSE et  DURAND op cit

[6]       « Il y a transfert quand l'exécution d'une activité modifie de façon positive ou négative la réalisation suivante d'une activité nouvelle ou la reproduction d'une ancienne... Si la résultante de cette influence est négative, on parle d'inhibition ou d'interférence », PARLEBAS (P.), Activités physiques et éducation motrice, Éditions Revue ERS, 1990, p. 37.

[7]       SCHIMDT (RA) op cit p

[8]       RIPOLL (H.), « Réflexions épistémologiques sur les neurosciences comportementales et cognitives en sport un point de vue », in Sport et psychologie, Éditions Revue EP.S, 1992. Les données présentées dans cet article se rapportent au tennis de table, néanmoins, il nous a paru pertinent de les utiliser

[9]        RIPOLL (H.), op. cit., p. 195

[10]      FITTS (P M.), «The information capacity of the human motor system in controlling the amplitude of movement », Journal o f experimental psychology, n° 47, 1954, p. 381‑391, cité par SCHMIDT (R. A.), op. cit, 1993

[11]     SCHMIDT (R. A.), op. cit., 1993, p. 124‑127.

[12]     SCHMIDT (R. A.), op. cit., 1993

[13]     WEINECK (J.), Manuel d'entraînement, Vigot, 1997, p. 439‑440 

[14]     WEINECK Q.), op. cit., p. 442.

[15]     Voir THOMAS (R.), L'apprentissage moteur, PUF, 1997 (panorama complet des données actuellement disponibles sur le sujet); BERTSCH (J.) et LE SCANFF (Ch.), «Apprentissages moteurs etconditions d'apprentissages », PUF, 1995 (ouvrage plus détaillé que le précédent).

[16]     63 DURAND (M.), FAGOT (EH.) et RITE (J.), « Apprentissage et enseignement en éducation physique et sportive», in Enseigner l'éducation physique et sportive, AFRAPS, septembre 1994. Dans cet article, on peut notamment lire que l'«on n'apprend qu'avec un minimum d'essais qui ne sont pas la répétition de la même réponse ».

[17]     BERTSCH (J.), « Les vertus de la répétition », in BERTSCH Q.) et LE SCANFF (Ch.), Apprentissages moteurs et conditions d'apprentissages, PUF, 1995, p. 51.

[18]     TEMPRADO (J.‑J.), « La variabilité dans le contrôle des habiletés motrices: fonction de l'apprentissage? », in BERTSCH (J.) et LE SCANFF (Ch.), Apprentissages moteurs et conditions d'apprentissages, PUF, 1995. Dans cette publication, l'ensemble des problématiques de la variabilité dans le domaine de l'apprentissage moteur est analysé

[19]     Pour une étude de l'ensemble de la gestualité de l'enseignant, voir Vigarello (G.) et Vives Q.), « Technique corporelle et discours technique », Revue ERS, n° 184, nov.‑déc. 1983 et « Discours de l'entraîneur et technique corporelle », Revue ERS, n° 216, mars‑avril 1989.

[20]     SCHMIDT (R. A.), op. cit., 1993, p. 200 et 203

[21]      RAWLINGS (E. L), RAWLINGS (I. L.), CHEN (C. S.) et YILK (M. D.), «The facilitating effects of mental rehearsal in the acquisition of rotary pursuit tracking », Psychonomic science, n° 26, 1972, p. 71‑73.

[22]     LE SCANFF (Ch.), « Imagerie et apprentissage », in Bertsch (J.) et LE SCANFF (Ch.), op. cit., p. 189; PIARD (Cl.), op. cit., 1998, p. 22.

[23]     THOMAS (R.), op. cit, p. 68‑69; SCHMIDT (R. A.), op. cit., p. 213

[24]     SHEA Q.B.), « Contextual interference effects on the acquisition, retention and transfert of a motor SUI », Journal o f experimental psychology: human learning and memory», n° 5, 1979, p. 179‑187; SCHMIDT (R. A.), op. cit., p. 229 (conclusions que l'on peut tirer de l'expérience de Shea et Morgan)..

[25]     SCHMIDT (R. A.), op. cit., encart p. 223

[26]     SCHMIDT (R. A.), op. cit., p. 227.

[27]     SCHMIDT (R. A.), op. cit., p. 209‑211

[28]     Circassien: terme par lequel les gens du cirque se définissent (par extension, tout ce qui est relatif au cirque).

[29]      TEMPRADO (J.‑J.), « Apprentissage moteur. Quelques données actuelles », RevueEPS, n° 267, sept.‑oct. 1997

[30]      THILL (E), Motivation et stratégies de motivation en milieu sportif, PUF, 1989, p. 161 et suivantes.

[31]     A. Schmidt décrit trois stades d'apprentissage le stade verbal‑cognitif, le stade moteur et le stade autonome. Une description précise apparaît dans son ouvrage déjà cité (1993) ainsi que dans le travail de P. Simonet, L'apprentissage moteur, Vigot, 1986. Une autre différenciation est proposée par N. Chevalier (d'après une proposition de H. L. Dreyfus et S. E. Dreyfus, « The mistaken psychological assumptions underlying in expert systems », in A. Costall et A. Still, Cognitive psychology in question, 1987). Dans une contribution intitulée « Imagerie et répétition mentale dans l'apprentissage moteur et la performance motrice », (Cahier du centre interdisciplinaire de recherches sur l'apprentissage et le développement en éducation, 1988), cinq étapes sont présentées: novice (étape cognitive), débutant avancé, aisance, compétence, expertise (étape de l'automatisation de l'habileté).

[32]      SCHMIDT (R. A.), op. cit, p. 304‑309 ; $IMONET (P.), L'apprentissage moteur, Vigot, 1986

[33]     SCHMIDT (R. A.), op. cit., p. 309. $.

[34] On peut notamment se référer à « La méthode complète » de FINNIGAN (D.), La jonglerie: un plaisir simple et facile, Genève, Jonglerie diffusion, 1994